Le cœur de cristal

“Il n’y a pas de magie”, se dit Angame en dépeçant le lapin vert.
Il n’avait pas mangé depuis deux jours. Rien de comestible ne poussait près de la tour. Il craignait de se perdre à nouveau s’il retournait à la ferme, et il ne voulait pas revenir les mains vides. Pas d’offrande, pas de remède.
La fièvre avait suivi les inondations. Beaucoup en mouraient. D’abord épargnée, sa mère avait attrapé le mal. Les sorciers du Baron savaient le guérir, ou l’affirmaient. Mais ils ne soignaient pas les gens comme lui.
Ce qu’il lui fallait, c’était une de ces babioles soi-disant enchantées qui les excitaient tant. Les ruines des Anciens en débordaient, disait-on, il suffisait de se pencher pour en ramasser. Encore fallait-il trouver la ruine. Et éviter les pièges, bien entendu.
C’est le fils du meunier qui lui avait parlé de la tour. « Ce n’est qu’à t-t-trois jours ». Il l’avait vue l’an passé en pêchant près du lac, il n'y avait qu'à suivre le ruisseau. Le garçon bègue et boiteux n’avait pas osé; Angame, lui, ne croyait pas aux fantômes. Il avait pris des provisions, embrassé sa mère alitée, et s’était lancé dans la forêt.
Mais le ruisseau avait changé son cours. Les vieux sentiers ne menaient plus nulle part. Angame erra plusieurs jours avant de trébucher sur une brique noire.
La tour n’avait aucune porte. Angame avait cherché une ouverture, tenté de décrypter les hiéroglyphes, même versé un peu de son sang, au cas-où. L’énigme demeurait totale.
À cours de rations, il avait posé des collets, et s’était assis pour réfléchir.
Les lapins étaient venus avant la solution.

Angame jeta les os au feu.
Le soleil se couchait. Il allait retourner étudier l’édifice quand il vit trois lueurs dans la forêt. Y avait-il des bandits dans le pays?
Angame étouffa les flammes avec de la terre. Il trouva un arbre assez fort pour supporter son poids, et assez touffu pour le cacher. Il y grimpa à toute vitesse.
Trois figures squelettiques sortirent du feuillage. Elles faisaient au moins le double de sa taille. Sans ce détail on aurait pu les prendre pour des hommes. Elles étaient vêtues, presque avec élégance; l’une d’elle arborait une barbe tressée. Mais on aurait vite remarqué que leurs bras ne pliaient pas de la bonne façon, que leur démarche tanguait trop. Et bien sûr, il y avait la lumière blafarde qui s’échappait de leur poitrine.
Le premier posa le sac gigantesque qu’il portait sur son épaule, et s’arrêta devant le feu éteint. Quelques braises rougissaient encore. Il fouilla la forêt du regard. Angame retint son souffle, le ventre serré.
Le géant fouilla la braise du bout du doigt. Après un instant il en sortit quelque chose. C’était le crâne du lapin. Le géant le glissa dans sa poche, ramassa son sac et rattrapa ses deux compagnons. Quelques minutes plus tard, le groupe s’était volatilisé.
Angame descendit de son arbre. Il n’avait jamais vu de créatures pareilles. Mais il avait entendu parler d’autres continents, aux peuplades étranges. Peut-être s’agissait-il d’éclaireurs, venus préparer une invasion?
Non. Ils connaissaient trop les lieux. Il devait s’agir des habitants de la tour. Et s’ils avaient disparu, c’est que l’entrée se trouvait tout près.
Leurs traces s’arrêtaient devant une grosse pierre, juste au bout de la clairière. Angame chercha plusieurs minutes avant de remarquer les escaliers qui descendaient. Le trompe-l’oeil était parfait. On pouvait être à deux pas, et ne rien remarquer.
Angame s’engagea dans les marches. La pierre striée de jade semblait bouger quand on éloignait le regard. Mais l’effet était subtil, et Angame ne sut jamais s’il s’agissait d’une illusion provoquée par la fatigue.
Il descendit longtemps. Il y avait un bruit étouffé dans l’air, à mi-chemin entre une enclume et un moulin à eau. Enfin, les marches s’arrêtèrent.
Une assemblée de statues se tenait devant lui. Toutes semblaient vêtues d’hermines, de robes luxueuses, de bijoux extravagants. Quelques têtes étaient couronnées. Plusieurs tenaient des objets étranges, faites de tubes, de polyèdres irréguliers, de lames en dents de scie.
Angame suivit le couloir jusqu’à une pièce décorée de chaises et de bancs. Au milieu se trouvait une fontaine desséchée. Sur chaque mur s’ouvrait un nouveau corridor.
Il devait y avoir un colifichet pour les sorciers à proximité. Le plus prudent était de rester éloigné de la source du bruit. Ce dernier semblait plus fort du côté droit; Angame pris donc la porte de gauche.
Il se retrouva entouré de tablettes bondées de livres et de parchemins. Angame sourit. Un tome de magie, cela devait bien valoir un peu d’or pour des vieux fous. Mais les pages tombèrent en poussière dès qu’il les effleura. Leur savoir, s’il avait existé, n’avait pas résisté aux siècles.
La pièce suivante était remplie de plantes. Des fleurs de toutes les couleurs poussaient autour d’une talle de champignons. Les fougères se disputaient un autre coin. Un chêne massif dominait le centre, son tronc défonçant le plafond.
Angame sursauta: quelque chose brillait à l’intérieur de l’arbre. Il arracha des bouts d’écorce puis, aidé de son couteau de poche, attaqua le bois. Enfin, il libéra l’objet lumineux de sa prison vivante.
C’était un coeur de verre ou de cristal. Il émettait une lumière verdâtre. « Il y a un truc », se dit Angame, mais il dut reconnaître qu’il était impressionné. Il profita de cette clarté artificielle pour regarder autour de lui.
Alors il vit la fille.

Elle devait avoir 14 ans. Ses cheveux blonds dissimulaient son visage, mais rien ne pouvait cacher l’horreur qu’on y lisait.
Dès qu’il s’approcha, elle ouvrit la bouche pour crier. Angame redouta qu’elle ne sonne l’alarme, mais aucun son ne sortit, à part un grésillement à peine audible.
Reculant d’un pas, il glissa sur un gros sac presque vide.
La jeune fille gémit. Elle pointa le sac, ferma et rouvrit ses mains liées. Il lui donna le sac. Elle en sortit une forme mince et nauséabonde. C’était un furet mort.
Elle le serra contre son coeur en sanglotant. Angame inspecta le sac. Il ne contenait plus qu’un peu d’avoine, et une poignée de cheveux blonds.
Il eut une quinte de toux. La jeune fille l’observa à nouveau. Sa peur avait diminué, en tout cas sa peur de lui. Elle posa le furet sur ses genoux et pointa vers ses liens. Angame sortit son couteau, tenant le manche du pouce et de l’index pour ne pas l’effaroucher, et la libéra. Elle massa ses poignets et ses jambes engourdies.
Elle portait une robe de paysanne, avec un petit tablier repliable qui s’attachait avec des boutons, selon la mode du village d’Ock. On s’en servait pour garder les mains chaudes, ou pour la cueillette. Elle y plaça le furet.
Angame pouvait sentir la fièvre. Heureusement, le coeur de cristal paierait amplement les remèdes. En fait, il en aurait sans doute assez pour acheter un bœuf, peut-être même un cheval.
« Suis-moi. » Elle le fixa, sans expression. Il pointa vers la bibliothèque. « Sor-tie! » Elle ne réagit pas. Il mima une porte, monta des marches imaginaires. Elle fit oui de la tête. Angame mit le coeur dans son sac à dos. Mais au lieu de le suivre, elle s’arrêta devant les fleurs.
Il soupira, l’attendit un instant. Elle en choisit une petite, violacée, et la plaça dans ses cheveux. Puis elle le rejoignit.
Ils allaient entrer dans le vestibule, quand il la retint.
Deux géants attendaient sur un banc, près de la fontaine sèche. De temps en temps l’un d’eux chassait une mouche, grattait son torse luminescent, allongeait les jambes, faisait mine de bailler.
Après quelques minutes un troisième géant pénétra dans la pièce. Il appuya sur une pierre. Une grille s’abaissa devant l’entrée. Il la verrouilla d’une clef de cuivre, qu’il accrocha autour de son cou. Les deux autres marchèrent derrière une colonne; un nouveau bruit rythmique se fit entendre, beaucoup plus près cette fois. Puis les trois disparurent de leur champ de vision.
Angame fit signe à la fille de l’attendre. Des géants, il n’y avait plus trace. C’était la seule bonne nouvelle. La grille pesait une tonne. Il n’y avait pas moyen de forcer le verrou. Et dans le corridor, une série de lames, de scies et de faucilles sortaient du plafond pour fendre l’air... ou les piétons.
Angame revint vers la jeune fille. Il crut un instant qu’elle avait disparu. Une partie de lui l’espérait, bien qu’il en eût honte; mais elle s’était cachée derrière une étagère. Elle pointa du doigt, vers une petite porte. Elle était peut-être idiote, mais elle avait de bons yeux.
La porte s’ouvrit vers un passage rempli de verre cassé.
D’ici on entendait mieux le son étouffé. S’agissait-il d’un piège, devant une autre sortie? Au point où ils en étaient, aussi bien s’en rendre compte. Il faudrait faire attention; les géants se déplaçaient toujours avec un silence remarquable. Le seul indice de leur présence était la lueur dans leur poitrine.
« Par Aenerach... » Angame sortit le coeur de son sac. Il aurait dû y penser plus tôt. Oui, manifestement, la magie existait. Un objet assez puissant pour animer un géant, ne pourrait-il pas guérir sa mère? Et s’il arrivait trop tard…
Ce coeur donnait la vie à un monstre. Pourquoi pas une vieille femme?
Il voulut faire une expérience avec le furet mort, mais la jeune fille leva la main pour le griffer. Il remit ses réflexions à plus tard; le plus important était de sortir d’ici.
Ils explorèrent pendant plusieurs heures. De nombreuses pièces contenaient des sarcophages, certains très élaborés, d’autres construits à la hâte. Les plus riches, qui semblaient aussi les plus anciens, se verrouillaient au moyen de mécanismes incompréhensibles. Mais les plus récents ne s’ouvraient que par un loquet. Angame n’ y trouva que de la poussière et des bouts d’os.
Plus ils s’approchaient du bruit, plus les ruines devenaient dévastées. Les tunnels regorgeaient de mécanismes incompréhensibles; on voyait aussi des vestiges de mosaïques, de broderies, de vitraux gigantesques. Mais tout était fondu sur place, arraché, fracassé.
Seul un réseau de tuyaux tenait encore, longeant les murs. À intervalles réguliers, on y avait gravé un visage hideux. Sous chaque grimace se trouvait une valve, qui devait permettre d’ouvrir le tuyau. La prudence d’Angame l’emporta sur sa curiosité.
Ils arrivèrent enfin devant une porte ciselée. Une poignée descendait du plafond, reliée à un réseau de poulies. Le bruit rythmique battait très fort.
Angame n’aimait pas l’idée d’ouvrir. Ils avaient eu la chance de ne pas tomber sur les géants; cela ne durerait pas. Mais s’ils attendaient ici, que pouvaient-ils espérer? Il n’avait vu qu’une chambre où ils auraient pu se reposer, une demi-heure plus tôt.
« Sais-tu ce que c’est qu’un tour de garde? » La fille le regarda. Il la pointa du doigt, fit mine de dormir. Elle fit non de la tête, et pointa la porte du doigt.
Angame soupira. Au moins elle avait compris quelque chose. Il saisit la poulie, serra la mâchoire, et tira.
La porte s’ouvrit en silence.
Les géants dormaient, allongés sur des divans de marbre. Tous sauf un étaient occupés. Au fond de la pièce se trouvait une arche éclairée, d’où venait le bruit maintenant assourdissant. Avec un peu de chance, le vacarme couvrirait leurs mouvements. Il fit signe à la fille de l’attendre et avança, restant le plus près du sol possible.
Angame remarqua un objet qui brillait au cou d’un des géants. C’était la clef de bronze. Il s’approcha avec prudence et s’en empara.
À cette distance, il pouvait observer la créature en détail. Ses membres étaient longs et noueux. La lumière dans son torse traçait la silhouette des côtes, comme une chandelle derrière un drap. Mais le plus saisissant était le visage balafré, strié de rides profondes, horrible et pourtant empreint d’une profonde tristesse.
Angame se dépêcha vers la sortie. Il s’assura que les géants dormaient toujours, et fit signe à la fille. Ils s’engagèrent dans le dédale métallique.
Peut-être que le bruit l’empêchait de penser, mais Angame aurait juré que la pièce lui jouait des tours. Une allée très longue prenait fin après quelques secondes; on croyait tourner à gauche, et on se rendait compte qu’on venait de descendre. Il dut prendre la fille par la main pour ne pas la perdre.
Il y avait pourtant un point de repère : un cube colossal au centre du complexe, vers lequel tous les tuyaux convergeaient. Angame en choisit un, y posa les doigts, et le suivit sans difficulté jusqu’à la machine centrale.
La fille s’arrêta d’un coup.
Un garçon se trouvait cloué là, ses traits défigurés par la douleur. Son corps était transpercé de longues aiguilles. Son ventre était traversé par un tube, connecté à une cage où se trouvait une bille lumineuse. Celle-ci battait comme un coeur; à chaque pulsation, amplifiée par la machine et transmise dans tout le complexe par les tuyaux, le coeur minuscule grossissait un peu.
Le supplicié portait de longs cheveux blonds.
La fille lui caressa sa joue. Il ne réagit pas. Elle mit sa main sous ses narines, la retira en serrant le poing.
Angame ne pouvait pas le laisser ainsi. Il commença à retirer les aiguilles. La fille se jeta sur lui, le frappa. Elle se mit à pleurer. Il la prit dans ses bras. Elle le repoussa, puis se mit à son tour à défaire le cadavre de sa prison.
Il craignait le pire en enlevant le tube, mais la plaie ne saigna qu’un peu. Enfin le corps se détacha complètement. Le bruit cessa.
Angame hissa la dépouille sur ses épaules. Il se mit à la recherche d’une autre issue. Après quelques essais, il déboucha sur une une nouvelle poulie. Il prit la jeune fille par la main. Ce fut elle qui tira. Le mur s’ouvrit devant eux.
Un géant gisait sur un grand lit de pierre, au centre d’une chambre voûtée. Son ventre ne luisait pas. Angame s’approcha. Ses organes avaient été vidés de son torse, de toute évidence depuis longtemps. À la place du coeur il n’y avait que quelques engrenages, et un tube brisé.
À ses pieds, autour d’une pile de verre cassé, on avait placé une couronne de fleurs séchées.
Il y eut un cri strident.
Un géant venait d’entrer, suivi d’une douzaine d’autres. La bouche du monstre était ouverte, mais c’est du ventre que venait le hurlement. Les côtes s’ouvrirent comme une mâchoire, et produisirent des griffes acérées. Son torse n’hébergeait qu’un coeur de verre, d’un rouge incandescent.
La jeune fille figea sur place. Angame la poussa par terre, lâcha le cadavre du garçon, et sortit son couteau. Il se lança à l’attaque, sachant qu’il n’avait aucune chance.
Le monstre le frappa d’un coup si violent qu’Angame rebondit sur le mur. Ce dernier lança son couteau vers le coeur cramoisi, mais frappa une des côtes. Le hurlement doubla d’intensité.
Le géant ramassa le cadavre du garçon et le tint en tremblant de rage. Puis ses côtes se refermèrent et le déchiquetèrent. Il se tourna alors pour ramasser la fille éclaboussée de sang.
Angame siffla.
Il avait sorti le coeur lumineux de son sac. La lumière rouge vacilla. Avec précaution, Angame déposa le coeur dans le torse allongé.
Le géant furieux se précipita vers le corps de son congénère. Les autres géants l’entourèrent, dos à Angame, bloquant sa vue. Le hurlement cessa.
Enfin, les géants sortirent un à un. L’un d’eux trébucha, mais se ressaisit. Il n’y avait plus personne sur la table de pierre.
La jeune fille était évanouie. Angame vida le reste de sa gourde sur son visage, autant pour la réveiller que pour nettoyer le sang. Elle ouvrit les yeux et vit le corps brutalisé. Elle inspira, défit les boutons de son tablier, et plaça le furet mort aux pieds du garçon.
Ils traversèrent la salle des machines, puis le dortoir. Chaque alcôve était maintenant occupée. Quand ils parvinrent à l’arboretum, la jeune fille remplaça la fleur ensanglantée dans ses cheveux par une autre presque identique.
Arrivé au vestibule, ils trouvèrent le levier qui désactivait le piège derrière une pierre polie. Angame mit la clef de bronze dans la serrure. La grille s’ouvrit.
Ils se lavèrent dans le lac, au milieu de la forêt. Angame, tremblant de fièvre, attrapa quelques poissons et les fit cuire. Ils s’endormirent en même temps. À leur réveil, la fille choisit quelques brindilles, et en fit un bouquet avec la fleur dans ses cheveux.
Ils passèrent au château du Baron. On refusa de leur ouvrir.
Ils arrivèrent enfin chez lui. Sa mère gisait inconsciente, le visage gris et cerné. Elle ne respirait presque plus.
Angame s’assit et pleura.
Alors la jeune fille s’approcha de sa mère, lui toucha le front. Elle alluma un feu dans l’âtre, et fit chauffer une marmite. Aux premiers frémissements, elle y jeta son bouquet. Quand l’eau eut pris une teinte de lavande, elle en versa un bol.
Elle fit boire la vieille femme. Son visage repris de la couleur, sa respiration devint plus assurée. Puis la muette versa un bol à Angame.
Il la regarda sans rien dire, et porta l’infusion à ses lèvres. Elle sentait bon.